A Java, 150 ans plus tard, le mystère Rimbaud reste entier
Collines verdoyantes couvertes de caféiers et bananiers, bougainvilliers en fleurs: à l'été 1876, Arthur Rimbaud, engagé dans l'armée néerlandaise, arrive à Salatiga, sur l'île indonésienne de Java, avant de déserter au bout de deux semaines, une fuite encore nimbée de mystère 150 ans plus tard.
Aujourd'hui, seule une plaque apposée à l'entrée de la résidence du maire de Salatiga témoigne de l'éphémère passage du poète français qui a inspiré des générations d'auteurs, de l'Irlandais James Joyce au chanteur américain des Doors, Jim Morrison.
Mais le ministère indonésien de la Culture songe désormais à lui rendre hommage à travers un parcours mémoriel.
L'influence de Rimbaud en Indonésie ne fait aucun doute, selon l'écrivain Triyanto Triwikromo, né à Salatiga. "Chaque poète indonésien qui considère la poésie comme une expression du subsconscient et une manifestation du surréalisme a lu Rimbaud au moins une fois dans sa vie", assure-t-il.
"Ma journée est faite; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons; les climats perdus me tanneront", annonce Rimbaud dans "Mauvais Sang", tiré de son recueil "Une saison en enfer", publié en 1873.
Le poète maudit --dont la ville natale Charleville-Mézières, dans le nord-est de la France, célèbre les 170 ans de sa naissance, le 20 octobre 1854-- a évoqué les "pays poivrés et détrempés", critique de l'exploitation coloniale.
Pourtant, Rimbaud s'engage pour six ans dans l'armée royale des Indes néerlandaises en mai 1876. Il embarque sur le vapeur "Prinz van Oranje" qui entre à Batavia (ancien nom de Jakarta) le 23 juillet 1876, selon les biographes du poète mort à 37 ans à Marseille, dans le sud-est de la France.
- "Archipels sidéraux" -
Découvrir ce port bruyant et étouffant est probablement décevant pour Rimbaud qui dans "Le bateau ivre", a fantasmé "des archipels sidéraux".
Il reprend la mer pour Semarang, 500 km à l'est. Puis emprunte le réseau ferré que la puissance coloniale a construit dès 1867 pour transporter troupes et épices.
De la gare de Tawang, les recrues, dont plusieurs autres Français, selon Jamie James, auteur en 2011 de "Rimbaud in Java: the Lost Voyage", se rendent à Ambarawa.
Désormais désaffectée, la gare qui abrite un musée des Chemins de fer, offre encore quelques liaisons en train à vapeur aux touristes, jusqu'au terminus Tuntang, assurées par la compagnie nationale publique PT KAI Wisata. De là, Rimbaud parcourt à pied les huit derniers kilomètres jusqu'à Salatiga.
"Je n'ai jamais entendu parler de Rimbaud", avoue Okta, guide touristique, avant de grimper à bord d'un wagon en bois hors d'âge. "Mais c'est une histoire fascinante qu'il faudrait raconter à nos visiteurs", au nombre de 100.000 par an, "dont 30% d'étrangers", ajoute-t-elle.
- Rimbaud déserte -
Le 15 août 1876, alors que son régiment se destine à aller combattre les troupes du sultanat d'Aceh (sur l'île de Sumatra), l'auteur du poème anti-militariste "Le Dormeur du Val" s'enfuit de sa caserne, qui abrite de nos jours l'armée indonésienne.
Des semaines qui suivent, il n'existe aucune trace ni récit car "l'homme aux semelles de vent" a cessé d'écrire, son dernier poème (connu) remontant à 1875.
Il ne semble pas si compliqué de quitter Salatiga, bourgade de 1.000 habitants (contre 200.000 aujourd'hui) et de se cacher dans une "gubuk" (hutte recouverte de feuilles de noix de coco), au milieu d'une nature généreuse, au pied du volcan Merbabu.
"Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux". Le poète a-t-il concrétisé son rêve couché dans "Mauvais sang" ? Quelques semaines plus tard, il vogue vers l'Europe avant de rejoindre plus tard Chypre, puis le Yémen et l'Ethiopie.
- "Passeurs culturels" -
Inaugurée en 1997 sur la demeure coloniale du maire de Salatiga, une plaque rappelle que "le poète français Arthur Rimbaud a séjourné à Salatiga du 2 au 15 août 1876 - Aux pays poivres et détrempés".
Conscientes de ce patrimoine, les autorités nationales comme locales, envisagent de créer "un parcours mémoriel".
"Nous sommes ouverts à toute initiative pour mettre en avant le passage de Rimbaud à Java", explique à l'AFP Hilmar Farid, directeur général au ministère de de la Culture, ajoutant que "l'idée d'un +napak tilas+ (parcours mémoriel) a surgi lors d'une discussion avec l'ambassade de France".
"J'espère que nous pourrons porter à la connaissance d'un large public ce que Rimbaud a apporté à notre région", ajoute Sri Sarwanti, directrice des Archives de Salatiga.
L'ambassade de France en Indonésie indique quant à elle que le 75e anniversaire des relations bilatérales entre la France et l'Indonésie en 2025 sera "l'occasion de célébrer les passeurs culturels entre nos deux pays, dont le poète Arthur Rimbaud".
I.Pesaro--IM