"Pas de place pour la politique": les footballeurs serbes heureux de jouer en Albanie
L'Albanie et la Serbie entretiennent des relations compliquées mais les footballeurs serbes qui jouent dans des clubs albanais n'en ont cure: le sport transcende tout, y compris les dissensions ethniques et politiques.
"Le football est un outil fabuleux pour apprendre à vivre ensemble", assure Luka Milanovic, 29 ans, qui figure parmi la quinzaine de footballeurs serbes à taper le ballon en Albanie.
Les relations entre Tirana et Belgrade sont envenimées par la question du Kosovo, l'ex-province serbe dont Belgrade n'a jamais reconnu l'indépendance déclarée en 2008, une décennie après un conflit meurtrier.
La défiance entre le Kosovo à majorité albanaise et musulmane et la Serbie slave et orthodoxe est bien éloignée des préoccupations de Luka Milanovic, qui dit avoir reçu en Albanie "un accueil très chaleureux".
Il évolue depuis quatre mois en première division dans l'équipe de Kukës, région montagneuse frontalière du Kosovo qui avait accueilli plus de 500.000 Albanais kosovars fuyant les violences serbes durant la guerre.
Pour lui, c'est la suite naturelle de sa carrière après l'Etoile Rouge et l'OFK de Belgrade, la Belgique, la Malaisie, la Grèce et la Hongrie.
"Je suis là pour l’amour du football", explique Milanovic à l'AFP en s'entraînant avec ses coéquipiers albanais mais aussi kosovars, monténégrins, croates, venus d'autant de pays qui n'ont pas fini de solder les comptes de la désintégration sanglante de l'ex-Yougoslavie.
- "La langue du foot" -
"Pour les joueurs et les supporteurs, Luka est des nôtres", confirme Erjon Allaraj, porte-parole du club.
"Nous parlons des langues différentes mais nous connaissons tous la langue du football", renchérit le capitaine de Kukës, Gjelberim Taipi, Albanais originaire de Bujanovac, en Serbie.
Toute l'équipe a célébré ensemble en décembre la naissance du premier enfant de Luka. Son bébé et sa femme vivent pour l'instant à Belgrade mais Milanovic espère que sa famille le rejoindra bientôt.
De l'autre côté du pays, près des rives de l'Adriatique, Aleksandar Ignjatovic, 33 ans, est le capitaine de l’équipe de première division du KF Laç, où se côtoient aussi plusieurs nationalités des Balkans.
Le footballeur qui a joué en Serbie, aux Pays-Bas et en Hongrie se rappelle le choc et l'inquiétude de ses amis à l'annonce de son départ pour l'Albanie: "Qu'est-ce que tu vas faire là-bas ! Pourquoi aller dans ce pays ?".
"Maintenant, quand ils regardent sur Instagram ma vie en Albanie, beaucoup me disent qu'ils veulent venir me rendre visite".
Il veut se servir de son expérience biculturelle pour sa reconversion post-foot. "Je pense ouvrir une agence de tourisme qui me permettra de travailler en Albanie et en Serbie. Je connais maintenant tous les beaux endroits d'Albanie", dit-il, expliquant que le tourisme serbe se développe dans son pays d'accueil.
Il se flatte d'avoir beaucoup d'amis albanais et se moque des préjugés ethniques.
- "Deux mondes différents" -
"Le football permet de renforcer les liens. Le football et la politique sont deux mondes complètement différents", philosophe le capitaine qui vit depuis trois ans à Tirana avec son épouse et sa fille de trois mois.
Vladimir Novakovic, spécialiste du football sur la chaîne serbe Sportklub, souligne plus prosaïquement que la Serbie exporte de nombreux joueurs professionnels qui "doivent bien faire en sorte de trouver un club puisqu'ils vivent de ce sport".
Mais ce monde n'est pas toujours épargné par les idées ultranationalistes jamais loin de la surface dans les Balkans.
En 2018, lors d'un match de Coupe du monde Suisse-Serbie, les joueurs suisses d'origine kosovare Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka avaient scandalisé en célébrant leurs buts par un signe rappelant l'aigle à deux têtes du drapeau albanais.
En 2014, à Belgrade, de violents incidents avaient éclaté lors d'un match de qualification pour l'Euro-2016 entre la Serbie et l'Albanie, lorsqu'un drone avait survolé le stade en traînant un drapeau arborant une carte de la "Grande Albanie".
Belgrade accuse régulièrement Tirana et Pristina d’avoir pour but ultime de regrouper dans un même Etat les communautés albanaises des Balkans.
A l'inverse, dans les stades serbes, il n'est pas rare d'entendre des ultras prôner la "Grande Serbie", concept cher à Slobodan Milosevic qui avait conduit aux massacres et à l'épuration ethnique des années 1990.
Selon la Super Ligue à Belgrade, aucun footballeur albanais n'évolue actuellement en Serbie.
Dans la capitale serbe, Borisav Stojacic, 82 ans, est nostalgique de "l'époque yougoslave où la présence de joueurs albanais en Serbie n’avait rien d’extraordinaire. C'est comme ça que ça devrait être. Mettre l'accent sur la nationalité, c'est un problème apparu il y a seulement quelques décennies", regrette-t-il.
B.Agosti--IM