Mondial-1987: "J'avais la mâchoire qui tremblait", se souvient Philippe Sella
La peur fidjienne, le "hourra rugby" contre l'Australie et le manque de jus contre les Blacks en finale, où il avait "la mâchoire qui tremblait"... Le centre Philippe Sella (61 ans, 111 sél.) revisite pour l'AFP la première édition de la Coupe du monde.
Q: Comment abordiez-vous cette première édition?
R: "Avec le sentiment d'être des pionniers car on ne savait rien de ce qu'était une Coupe du monde. On a eu une préparation assez longue du côté de Auch et des Pyrénées avec pas mal de rencontres pour améliorer la relation dans l'équipe. C'était plaisant et on se disait qu'on se professionnalisait. Il y avait une exigence très forte du staff et de notre entraîneur Jacques Fouroux qu'on aimait beaucoup. Très proche des joueurs, festif, dans le tactile aussi, il amenait le côté humain en plus de son exigence. Cette Coupe du monde, c'est beaucoup de découvertes: c'est tellement loin qu'on est complétement immergés, à 100% dans cette bulle. Il n'y avait pas toute la technologie d'aujourd'hui. On téléphonait à la famille, ça nous a coûté une blinde."
Q: Vous veniez de gagner le Grand Chelem, vous vous sentiez outsiders?
R: "On fait partie des équipes qui ont la possibilité de la gagner. On avait joué les All Blacks l'année d'avant, on avait perdu une fois et gagné une fois, donc c'était possible. Mais il n'y avait pas que les All Blacks. En poule, on joue l'Écosse qui ne nous réussissait pas. On n'a jamais gagné à Murrayfield (aucune victoire entre 1978 et 1994), on n'a jamais pu faire de Grand Chelem les années paires à cause de l'Écosse. On fait match nul (20-20) en marquant un essai de plus que les Écossais ce qui nous permet de finir premiers."
Q: En quart, vous croisez les Fidjiens. La peur s'invite?
R: "Oui. On ne les connait pas beaucoup, il n'y a pas la vidéo. On sait qu'ils jouent d'une manière atypique par rapport au rugby européen, on est surpris. Heureusement qu'on a des avants monstrueux ce jour-là, Laurent Rodriguez marque deux essais. Derrière, Franck Mesnel avait dit qu'on avait défendu comme des portes de saloon et il avait raison. On avait eu du mal à s'organiser face à des joueurs qui venaient de partout et qui se faisaient des passes bien plus longues que nous. On a rattrapé des coups, ça a été un peu le calvaire. Il a fallu vraiment se dépenser. Je me rappelle de ce N.10, Severo Koro Duadua, qui était énorme et qui laisse échapper le ballon alors qu'il va marquer. Ça change tout parce que, sur cette action-là, s'ils reviennent, on peut être en très grande difficulté. On a réussi à gagner (31-16) et derrière, on a passé une semaine d'entraînement bien plus dure que le match, qui n'avait pas plu à Jacques Fouroux! A juste raison. Des entraînements à haute intensité comme on dit aujourd'hui (rires)."
Q: Cela vous a servi face aux Australiens chez eux en demie?
R: "On savait que ce serait très dur, on n'était pas favoris. Ils avaient fait des tournées en Europe plutôt favorables. C'était une demi-finale mais, quelque part, c'était notre finale. Ça a été un peu du +hourra rugby+, avec des mouvements pas toujours contrôlés, une demi-finale haletante, chouette, que je considère un peu comme intemporelle avec des règles différentes d'aujourd'hui. C'est un peu le même scénario que 1999. A la fin du match, on s'est retrouvé sur le terrain, l'ensemble du groupe, avec des supporters, des anciens joueurs français venus nous voir et on a chanté des chansons basques avec Pascal Ondarts, des chants pyrénéens avec Louis Armary et la +Garuche+ (Jean-Pierre Garuet). C'était un moment merveilleux."
Q: Et en finale, il vous manque du carburant face à la Nouvelle-Zélande...
R: "Il nous a manqué du jus. Vers la 50e minute, je sens qu'on est cramé et on prend une petite rouste (29-9). Ce score, c'est le manque de +peps+ dû aux derniers matches, durant lesquels on a couru comme des dingues contre les Fidji pour rien, quelque part, et ce match contre l'Australie qu'il a fallu aller chercher car la finale programmée, c'était les All Blacks contre les Wallabies. On est venu perturber ça mais en dépensant beaucoup d'énergie que l'on a payé en finale. Ils étaient plus frais que nous, ils avaient gagné leur demi-finale sans faire d'efforts suprêmes (49-6 contre Galles). Il y avait eu aussi le discours de Jacques Fouroux avant la finale, au milieu du terrain. Il nous a parlé de nos familles, ça a été un moment que je ne changerai pas, j'avais la mâchoire qui tremblait. Ce moment, je l'aurais fait la veille avant le dîner pour qu'on puisse éliminer le côté émotionnel durant la nuit".
Propos recueillis par Raphaël PERRY
C.Abatescianni--IM