Dans l'impasse politique, les Tunisiens malmenés aussi par la crise économique
"Nos clients vivent au jour le jour, le salaire mensuel ne couvre même pas une semaine": dans sa boutique sur un marché de Tunis, Bilel Jani constate l'appauvrissement de la classe moyenne qui craint de devoir se serrer encore plus la ceinture.
Engluée dans une grave crise économique, la Tunisie a demandé son troisième prêt du Fonds monétaire international (FMI) en 10 ans.
Des responsables du Fonds effectuent jusqu'au 22 février "une visite virtuelle" en Tunisie avant le lancement éventuel de négociations formelles.
Le FMI a demandé au gouvernement des propositions de réformes susceptibles de comporter des coupes dans la masse salariale de la fonction publique et dans les subventions aux produits de base, faisant craindre à la population de nouveaux sacrifices.
"Les gens achetaient autrefois au kilo, maintenant ils ne prennent que le strict nécessaire", explique à l'AFP M. Jani, épicier du marché d'Halfaouine, au centre-ville.
Le pays, plongé dans une crise politique depuis que le président Kais Saied s'est octroyé les pleins pouvoirs en juillet, s'enfonce aussi dans la récession.
Delila Dridi, employée au ministère de l'Education, "gagne 1.000 dinars (305 euros) par mois". "D'habitude il m'en restait entre 60 et 100 DT tous les mois, aujourd'hui je dois emprunter pour boucler ma fin de mois", explique-t-elle à l'AFP.
Sa situation a commencé à se dégrader "quand Zine est parti", assure-t-elle, en référence au dictateur Zine El Abidine Ben Ali qui a dirigé le pays pendant 23 ans jusqu'à sa chute en 2011.
C'est l'immolation par le feu fin 2010 de Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant, qui a déclenché une révolte dans les régions déshéritées avant de gagner la capitale et obliger Ben Ali à s'enfuir, donnant aussi le coup d'envoi du Printemps arabe.
Depuis, plutôt que combattre la corruption et les problèmes structurels, la jeune démocratie tunisienne s'est enlisée dans des querelles idéologiques entre islamistes et laïcs.
Pour garantir la paix sociale, les gouvernements successifs ont massivement recruté au point que les effectifs de la fonction publique ont triplé en 10 ans pour atteindre 650.000 salariés, sans compter les plus de 150.000 salariés des entreprises publiques, selon le FMI.
Dans un document récent, l'International Crisis Group a averti que l'Etat "parvenait de justesse à couvrir les salaires du secteur public et à rembourser la dette extérieure".
- "Juste une étincelle" -
Peu de choses ont en outre été faites pour les régions pauvres, ce qui a creusé encore plus les inégalités, selon Romdhane Ben Amor du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).
Ces dernières années, l'Union européenne et d'autres pays sont venus en aide à la Tunisie "via une injection de liquidités massive (prêts ou dons, ndlr) afin de protéger le tissu économique, les entreprises et les emplois", note l'économiste Ezzedine Saidane.
Mais en 2020, le pays a été frappé de plein fouet par la vague de Covid-19: le PIB s'est effondré de plus de 9% et plus de 80.000 PME ont fait faillite.
"L'économie est en profonde récession, la dette atteint des niveaux sans précédent, tout comme le chômage" très élevé chez les jeunes, selon M. Saidane.
Les pertes d'emplois et une inflation annuelle supérieure à 6% ont poussé une bonne partie de la classe moyenne vers la pauvreté, alimentant aussi une émigration massive de dizaines de milliers de jeunes Tunisiens en quête d'une vie meilleure.
Cette situation représente un défi immense pour le président Kais Saied qui a nommé un gouvernement en novembre mais dirige le pays à coups de décrets-lois.
Cet austère professeur de droit constitutionnel a promis de "nettoyer" les institutions mais "n'a aucun programme économique ou social", s'inquiète M. Ben Amor.
"Il ne rencontre pas les experts en économie, il ne voit que des experts en droit. Alors que notre problème n'est pas juridique".
"Le FMI parle des citoyens et de leurs besoins en termes de chiffres: la masse salariale publique, les taux d'intérêt, le niveau d'endettement. Il ne regarde pas les gens en fonction de leurs besoins: manger, se soigner, voyager", se préoccupe M. Ben Amor.
A l'instar de l'économiste Saidane, il pense que la crise pourrait déboucher sur davantage d'instabilité sociale: "cela ressemble au calme avant la tempête. Le pays attend juste une étincelle, exactement comme en 2010".
P.Conti--IM